Les lisants (exposition itinérante)

L’histoire de cet homme que l’on retrouve en pleine nuit près d’un réverbère, qui a perdu ses clefs et qui les cherche. On lui dit que ce n’est peut-être pas là qu’il les a perdues. L’homme répond que c’est possible mais que c’est là qu’il y a de la lumière.

Quand Yves Chevallier m’a proposé de travailler, comme photographe, autour des pratiques de lecture, deux mots se sont imposés pour mener la danse : les lisants. Deux mots, nés d’une étrange alchimie, entre « gisants » et « voyants ». Parce qu’il y a, peut-être, dans la représentation du gisant quelque chose qui en songe continue de vivre et voyage, la permanence des signes. Et parce que pour rejoindre les lisants, il faut être voyant. De toute éternité, nous sommes des lisants. Il y a, autour et en soi, tout à lire.

-« Avant tout, sois curieux »,  dis-je à mon fils (curieux, du latin curiosus,  prendre soin de). Etre curieux, lui dis-je, c’est rejoindre le monde des lisants, c’est mettre les yeux dehors, c’est aller braconner sur les terres d’autrui et pas seulement dans les livres. Lire dans la paume des mains, sur les écrans d’aujourd’hui, lire les textos des téléphones portables, lire un visage, un paysage. « Quand on voit le Havre, c’est qu’il va pleuvoir, et quand on ne le voit plus, c’est qu’il pleut (Tristan Bernard). Lire les yeux fermés, lire dans les pensées, lire les oiseaux des augures. Etre curieux donc, prendre soin de la vie en quelque sorte. Etre un lisant, pour être un vivant.

Se mettre aux commandes donc, une fois passée la commande.
Le champ des pratiques de lecture se révèle d’emblée très étendu. D’autant qu’en filigrane co-existent les pratiques d’écriture. Partir en voyage à la rencontre des lisants, aller à la recherche de mots à traduire en images, aller à la rencontre des signes et   rassembler des échantillons, opérer des prélèvements. Dans les trains, les quais et les gares, dans des collèges où sont des adolescents dont on dit qu’ils ne lisent jamais. Et puisque les écrans sont partout, s’attarder devant pour d’autres voyages immobiles, et faire des arrêts sur des images flanquées de mystérieux sous-titre.

Et ranger tout ça, sous la forme de séries photographiques, au fur et à mesure, dans une grande malle de voyage, une malle-cabine (qui nous mène en bateau ?), grand carnet démesuré de voyage, dont la vocation, une fois le travail accompli, sera de se « faire la malle » pour s’ouvrir, tel un grand livre, à d’autres, en jouant l’itinérance. Des séries photographiques donc, des jeux avec les mots, des clins d’œil à Hergé (des RG ?) souvent plébiscité lors de mes rencontres. Clins d’œil élus comme autant de déclenchements photographiques, afin que l’on puisse jouer avec cette malle pleine d’images et de mots à tiroir.

Je découvre depuis peu –est-ce un hasard ? Nicolas Bouvier, écrivain voyageur, qui fait dans son usage du monde l’éloge du voyage. Petit extrait de sa pratique de lecture : « …Ici la nature se renouvelle avec tant de force que l’homme, à côté, paraît sans âge. Les visages durcissent et s’altèrent tout de suite, comme des coins enfoncés au cœur de la bagarre : tannés, cicatrisés, labourés par la barbe, la variole, la fatigue ou le souci. Les plus tranchants, les plus beaux, même ceux des gosses, sont comme si une armée de bottes avait passé dessus. Jamais on ne voit, comme chez nous, de ces visages lisses, ruminants, inexistants à force de santé et sur lesquels tout reste à inscrire ».

Un grand livre qui s’ouvre, cette malle ? Oui, un livre d’images, mais pas seulement, un livre à tiroir, car il y a à voir et à ranger. Oui, avec aussi en réserve quelques pages blanches, un tiroir vide, pour qu’à chacune de ses haltes elle puisse s’enrichir et s’alimenter des idées de ceux qui l’accueillent. Oui, avec aussi un casier fermé au regard, où seules les mains s’introduisent et ont droit au chapitre, pour découvrir certains objets et les lire du bout des doigts. Et ce n’est pas tout.

 

Olivier Verley, février 2007

La malle-cabine