Les passants considérables

Proposer à un photographe de paysage (identifié comme tel) de porter son regard sur l’identité et la variété des habitants d’une ville peut relever du défi. Pour le commanditaire comme pour l’auteur.

Quittant momentanément les plaines, et en dépit des mises en garde qui m’avertissaient que peut-être la mariée n’est pas très belle, je suis allé m’y frotter. Durée du voyage entre les corps et les âmes : dix-huit mois. Regards nouveaux, vie nouvelle. Cergy, j’y erre, dès le premier jour J. Je suis en résidence non surveillée, j’ai carte blanche, je me mets aux commandes.

Comment entrer dans ce qui à chaque fois, à chaque rencontre, est assimilable à un pas de deux ? Comment entrer dans la danse ? Quel est vraiment mon objectif, mon optique ? Je sais que mon outil, souvent, a la dualité du mauvais œil, étant borgne.

Je me souviens de questions antérieures, posées par ceux qui regardent mes images, et qui se demandent pourquoi l’être humain est contourné dans mes paysages, au point de n’y être suggéré ou présent seulement par la procuration de signes ou de traces qui s’y impriment. J’ai souvent éludé par une pirouette : les êtres sont bel et bien là, ils brillent par leur absence.

Il s’agit ici de tenter une approche des corps et des visages. De ce que chacun trimbale, tout en fardeau, tout en légèreté. Une approche qui se révèle familière cependant que se constituent l’aventure et l’histoire de ces rencontres. Familières en ce que les multiples appréhensions ressenties au-devant d’un paysage qui s’apprivoise autant qu’il m’apprivoise, induisent un dialogue qui conduit nécessairement à un échange. Il en résulte des « conversations » plus ou moins secrètes. Paysages et visages se rejoignent alors et manifestent des émotions communes : douceur, colère, absence…

Passer du temps avec chacun, des heures. Se voir, se recevoir pour le croire. Enregistrer nos conversations. Les laisser parler surtout, sur tout, et moi la mettre en veilleuse avec des mots en quarantaine. Eux d’abord. Ajouter à la photographie la chaleur, la musique, et l’inflexion des voix avec les accents de leur origine parfois lointaines.
Retenir chacun plus qu’une fraction de seconde, faire en sorte que le photographie leur en accorde un peu plus. Tourner un petit film d’une seconde, comme pour illustrer le « auriez-vous une seconde à m’accorder ? ». Et une seconde, c’est déjà beaucoup pour le petit monde diaphragmé de la profession. Il fallait adoucir ici la sécheresse des obturateurs contenue dans les outils photographiques qui parfois étranglent et se referment, définitifs, comme le couperet d’une guillotine. Et a t-on seulement saisi une parcelle d’âme ?

Comme je m'attache à décrire les entretiens du ciel et de la terre, je tente ici de dire une part, ma part et la leur, des conciliabules qu’un être entretient avec lui-même. Lui-même me suive. Chacun son alter ego. Mais la question demeure : est-on si bien suivi, servi, que par soi-même ?
C’est pourquoi j’ai choisi les diptyques : une part identifiable, si j’ose voir, dans laquelle des dieux et des hommes pourront reconnaître les leurs, confrontée et conjointe à une autre part qui ressort de l’onirisme. D’un onirisme, qui confine à l’ectoplasme conduisant au passage secret de chacun. Quel est l’homme du jour, lequel celui de la nuit ?

Accorder une large place –tout en le dirigeant- au hasard photographique. Laisser planer le doute, le mystère, ne pas dire toute la vérité, rien que la vérité, pour célébrer le passage de chacun, le passage considérable.


Olivier Verley
        

Lettre ouverte aux passants considérables

…Chien qui chemine ne meurt pas de famine… dit le proverbe bohémien. Vous qui passez, une seule image ne saurait suffire pour le dire. Cela ne fait ni une ni deux. Vous êtes un mystère et restez entiers à couvert de vos indécis contours. Dans le livre, où l’on fait semblant de croire que vous demeurez, vous ne faites que passer, vous poursuivez ailleurs votre route, je pers heureusement votre trace en dépit des étincelles déposées… et j’ai perdu en chemin celle qu’en chemin j’avais trouvée… dit le poète allemand Heine. Je ne vous retiens pas, pas plus, et surtout allez votre chemin, sur l’asphalte encore chaud qui recouvre les sentiers de la nouvelle ville.
Je voulais vous remercier d’être passé et de m’avoir offert l’hospitalité de vos visages, de vos paroles confidentielles, en amis de passage. Pour cette raison j’ai souhaité que l’encre de vos voix soit douce et légère, pour que les mots minuscules qui la disent ne nous sautent pas aux yeux. Ce sont des mots pour les curieux, pour ceux qui les désirent. Il te faudra, lecteur, t’en approcher, et les yeux écarquiller, pour que, entre les mailles de ce tissu tu trouves enfin un peu de cette vie considérable. Je vous ai photographiés comme on lance les dés.


O. V. décembre 2001, préface, les passants considérables, éditions points de suspension.