Paysage du Gers

CHERCHEZ LE PAYSAGE

Sur le visage premier de la terre, l'agriculteur jadis imprima par allées et venues de l'araire le quadrillage de ses cultures. Sur le paysage que voit sans voir le passant, celui que l'habitant pour l'avoir hérité entretient comme support de cultures ou élevages, et de sa vie même, le regard de l'artiste, peintre d'abord photographe aujourd'hui, pose une géométrie sans rien bouleverser, sans toucher même la terre, institue l'apparente banalité en paysage de l'ordre pictural.

Certes, dans l'image demeure apparente, renforcée parfois, une disposition agraire du territoire : parcellaire, voies, habitat, éventuellement tracé de rivière ou montagne ou massif forestier. Après chamboulement au nom d'une mode agronomique qui, drapée dans un vocabulaire trompeur, détruit ce que l'observation, la patience et la mesure avaient en quelques siècles finement tissé, la photographie deviendra archive.

Mais dans l'image il n'y a "paysage" que si formes et lumières, et ce qu'on peut aussi pressentir des matières, entrent en composition, laquelle ouvre son éventail depuis l'harmonie douce jusqu'à l'opposition forte, équilibrée. Car le sujet réel du photographe, qu'il offre à voir, est d'abord l'action de prélèvement, l'affirmation d'un choix parmi les surfaces représentables, puis - à l'intérieur du carré ou rectangle – la désignation d'un ensemble de lignes et de masses, de lumières et d'ombres, dont la géométrie ne saurait être abstraite puisqu'elle est supportée par une matière qu'on sait éminemment concrète.

Sur le découpage de l'espace entre ciel et terre, puis de la terre en champs et chemins, puis des champs selon les emblavures diverses, se trouvent saisi par l'instantané du déclic les strates successives du temps et sont alors lisibles, simultanément, ce qui a résulté d'un modelage du relief pendant des millions d'années, puis le cours d'eau qui a relié la suite des points bas, puis le tracé des champs et des chemins ensemble (à moins que le sentier ne préexistât à la distribution des parcelles sur ses flancs), les murs d'une ou de plusieurs habitations rurales dont l'architecture (sinon le choix d'un emplacement) est postérieure aux premiers labours. Et encore l'état des cultures et de la végétation selon la saison, quelquefois les travaux effectués (semailles, moissons), indices à partir desquels les voisins pourraient dire le jour. Enfin la lumière qui souvent révèle le moment de la journée, les nuages qui ensuite ont continué de s'enfuir immobilisés là au soixantième de seconde.

Liées au cycle végétal, les étapes de la transformation du monde rural, ou plus précisément agricole, présentent chacune à l'intérieur du tour annuel une certaine durée en alternance de brèves (pendant les travaux) et de longues (après les travaux). Au dessus de cette couche concrétisée par mottes ou sillons dans la croûte terrestre, par herbes et feuilles à leur souple croissance ou devenues foin, paille cassante, feuilles sèches, se place une couche plus éphémère qui est celle de l'atmosphère changeante - grande luminosité, voiles de brume, brouillard givrant, neige, pluie ou crépuscule – qui n'est pas considéré par la géographie ou par l'agronomie mais se révèle déterminante dans toute œuvre iconique.

Découpage d'une portion de l'espace et station magique sur une pointe effilée du temps enferment dans le cadre où seul notre se regard se déplace différents éléments qui entrent alors en tension. Tension entre le permanent et le changeant, entre le lourd et le léger. L'œil court sur ces fils invisibles qui font l'œuvre comme un pont suspendu au dessus de son sujet apparent.

Il n'importe guère, ici, que la ligne des noirs dresse de sombres et hirsutes feuillus et que la ligne des blancs soit tenue par les pelotes de paille, ce qui compte c'est l'arroi de ces deux valeurs de par et d'autre d'un rectangle nu qui par oubli d'"ager" au profit de "campus" fut en agriculture comme dans la bataille appelé champ. Ailleurs, cette suite de formes presque noires – encapuchonnées debout, séparées d'intervalles – ne serait aussi parfaite sans une masse moins sombre et plus confuse à gauche, rôle tenu par un chêne, ni sans rappel à l'horizon de droite d'un peu de cette confusion branchue que la conscience ne voit pas mais situe, et soupèse. Le ciel bouché en gris n'est détaché de la terre grise que par une lueur étroite, livide, apparue derrière les formes sombres. Devient alors lisible que ce sont les deux plans du sol, celui de gauche et celui de droite, l'un et l'autre en pente vers le centre, qui dévoilent, presque produisent, le S violemment clair d'une section de sentier.

La terre que travaillent les hommes - chaume ras et nu ou porteur encore des roues de paille tournées par les nouvelles machines – la terre est une petite surface sous un ciel considérable, vaste et lourd de nuages dont l'apparence signale l'épaisseur : un affrontement entre la planète et le ciel agrandit les photographies d'Olivier Verley. Notre regard se glisse entre la terre agricole débarrassée de son fruit, encore lasse, et les nuées auxquelles le grain du tirage donne une matérialité palpable, juste au moment où parait – promesse ? Menace ? - une lueur blanche dans le gris.

Ici, sur cette terre que l'homme agriculteur a préparée en s'adaptant au plus près à la houle qui anime sa surface – dessouchement, épierrage, défoncement et, chaque année, labour, roulage, hersage – un groupe d'arbre reste dressé (malgré les ravages du remembrement, lequel plutôt démembre ce qui fut construit), noir buisson surgi d'un trou, qui soulève l'arête de la terre, celle-ci à l'instant visitée par un cumulus blanc qui s'approche et laisse pendre ses gros pis blancs au bas de l'écrasante nuée grise, tandis qu'une portée de fils électriques tendus entretient discrète correspondance avec les traces perpendiculaires et courbes qui sillonnent le sol ensemencé.

Là, sur trois diagonales de terre en mottes sont plantés un chétif arbre foncé vers la droite, un poteau électrique tant éclairé qu'il en est presque blanc vers la gauche, au- dessus un ciel très gris, mouvant, est troué à l'horizon d'une lueur infernale, gueule d'un four lointain ou incendie, dont les retombées de part et d'autre se couchent sur la terre. Quatre fils arrivent au poteau blanc puis continuent jusqu'à un poteau distant, déjà nocturne, et guidés par la courbure planétaire piquent droit derrière l'horizon, vers la supposée fournaise. Nous tentons de les suivre.

Justement, l'art est à l'œuvre quand ce ne sont pas les chemins caillouteux que le regard arpente, malgré leur claire et familière poussière, mais ces lignes de tension, les parcours internes de la composition, par quoi il se trouve sans cesse – en allers, retours et croisements – requis.

Jean-Loup Trassard (préface à Similitudes et Contrastes, paysages du Gers).