Un souvenir : peu avant sa disparition, le pianiste Arturo Benedetti Michelangeli doit donner un concert à la salle Pleyel (il ressemble à cette époque à un vieux chien, et cela ne m'empêche
aucunement de le considérer alors comme le plus grand des pianistes).
Je n'assisterai pas à ce concert.
J'ai trouvé mieux et bien au-delà de mes espérances : la veille, franchissant plusieurs obstacles réputés insurmontables (le maître est particulièrement susceptible et n'admet personne quand il
répète, allant parfois même jusqu'à l'annulation du concert en cas de troubles), je réussis à m'introduire en rampant dans la grande salle et demeure ainsi allongé entre deux travées durant tout
le temps de la répétition. Le Dieu du piano est seul avec son accordeur et ses deux pianos (le "brillant" et le "mat"), et passe de l'un à l'autre. Il marmonne, comme à son habitude, insiste
parfois longtemps sur la même phrase musicale, il cisèle. J'oublie ma peur d'être découvert, je suis seul au monde, couché, pas vu-pas pris, tourné vers les étoiles. Cette répétition sera mon
plus beau concert.
Nous sommes vingt ans plus tard. Je ne me cache plus et photographie "officiellement" les répétitions du Quintette au bord de l'Oise. Chacun s'accommode du trublion, et là encore je rampe parfois
pour frôler les cordes et les ivoires, les ouïes et le archets menaçants. Cinq répétitions, cinq musiciens, cinq lieux différents, pour célébrer la fusion des interprètes, une approche cinétique
en quelque sorte pour tenter de traduire les arrêts et les reprises, les doutes, les complicités, la maîtrise du temps et la couleur des notes. L'ombre qui avance et grandit, avant les ors de la
restitution finale.
Olivier Verley